Alors que les projecteurs sont souvent braqués sur la dette publique et les déficits des États, une autre menace se profile, plus silencieuse mais tout aussi inquiétante : celle de la dette privée. Entreprises et ménages, dopés par des années d’argent facile, sont aujourd’hui au cœur d’un système mis sous tension.
L’âge d’or du crédit touche à sa fin
Pendant plus d’une décennie, les taux d’intérêt quasi nuls, voire négatifs, ont permis aux entreprises et aux particuliers de s’inquiéter sans trop se soucier du lendemain. Surtout, ces taux bas ont permis de financer bon nombre de projets peu rentables qui, maintenant que le coût du capital s’est renchéri, deviennent déficitaires. Ces dettes deviennent dès lors de lourds fardeaux qui rendent certaines sociétés incapables de faire face à leurs échéances. Ces difficultés appellent de nouvelles dettes avec des conditions devenues plus restrictives, et dans bon nombre de cas, des niveaux de dettes qui s’alourdissent. Selon le FMI, la dette privée mondiale s’élevait en 2023 à près de 143 % du PIB mondial. Les projections avancent un doublement de ce niveau avant 2030. Un chiffre vertigineux, bien supérieur à celui observé avant la crise financière de 2008.
Ce levier de croissance a longtemps soutenu l’investissement des sociétés et la consommation des ménages. Mais la remontée des taux depuis 2022 grippe la mécanique. Les entreprises les plus fragiles — dites “zombies” — peinent à refinancer leurs dettes, et les ménages endettés à taux variable voient leurs mensualités exploser, faisant passer une partie d’entre eux dans la catégorie surendettement. Cette dette, hier moteur de prospérité et moteur de la croissance, devient aujourd’hui un véritable boulet.
Un risque systémique pour les marchés financiers
Le danger de la dette privée ne provient pas que de sa taille démesurée, mais aussi de son opacité. Une grande partie des financements ne passe plus par les banques, mais par des fonds d’investissement spécialisés, souvent peu régulés, ou même par le gré à gré. Prêts à effet de levier, obligations à haut rendement, produits structurés… Ces montages plus ou moins sophistiqués masquent mal une réalité simple : des entreprises peinent à assumer le renchérissement du coût du crédit et vivent désormais au-dessus de leurs moyens.
En cas de ralentissement brutal de la conjoncture économique ou d’augmentation du nombre de défauts d’entreprises, la contagion pourrait devenir néfaste. Les marchés financiers mondiaux sont désormais tellement interconnectés qu’un choc local peux rapidement se transformer en crise systémique.
Le secteur immobilier illustre facilement cette menace. En Chine, la crise d’Evergrande en 2021, et d’autres promoteurs locaux, a montré comment un excès d’endettement privé pouvait provoquer un choc beaucoup plus large, venant ainsi peser non seulement sur le secteur immobilier mais aussi sur la consommation et la croissance du pays. En Occident, la situation est actuellement plus contenue mais elle demeure fragile : la forte remontée des taux en 2022 met sous pression les emprunteurs immobiliers, notamment dans l’immobilier commercial, et les fonds d’investissement à fort levier. A chaque échéance de dette, les entreprises deviennent généralement obligées d’emprunter à nouveau avec des conditions beaucoup plus défavorables.
Les superscalers de l’IA : une nouvelle bulle de dette technologique ?
Un autre élément récent et préoccupant réside dans le financement de l’intelligence artificielle, souvent appelés superscalers (Microsoft, Google, Amazon, Meta, Nvidia, etc.). Pour soutenir la croissance exponentielle de l’IA générative, ces entreprises investissent des centaines de milliards de dollars dans des centres de données, des infrastructures énergétiques et des puces spécialisées. Les acteurs majeurs de l’IA — OpenAI, Anthropic, Inflection, Mistral, etc. — sont financés quasi exclusivement par du capital, pas par de la dette. A première vue. En effet, le modèle de croissance rapide, sans cash-flow positif, ne supporte pas l’endettement classique. Ces sociétés font donc appel aux levées de fonds en action pour se financer. Mais, en poussant les recherches, nous observons que l’argent qui finance ces equity provient souvent d’un système saturé de dette : fonds de pension, banques, assurances qui investissent au travers du levier créé par de l’émission de dette. Les grands acteurs, pourtant assis sur des niveaux de trésorerie exceptionnels, lèvent des fonds au travers de la dette en utilisant leur bilan comme source de levier : Microsoft avec environ USD 70 Mds, Amazon USD 60 Mds…
Mais, pire encore, les prises de participation et ventes croisées entre les grands acteurs de l’intelligence artificielle – Microsoft investissant dans OpenAI, Google soutenant Anthropic, Amazon s’alliant à Nvidia ou à d’autres startups stratégiques – créent une interdépendance financière et technologique sans précédent. Ces alliances favorisent la synergie et l’innovation. Mais dans les faits, elles concentrent encore davantage le pouvoir entre quelques mains et brouillent les lignes entre concurrence et collusion. Lorsque les mêmes acteurs sont à la fois clients, partenaires et investisseurs les uns des autres, la transparence des flux financiers s’efface, les valorisations se gonflent artificiellement, et le risque systémique s’amplifie. Si une crise de la dette venait se matérialiser dans cet écosystème hyperconnecté, la contagion deviendrait alors spectaculaire.
Vers une nouvelle crise de la dette privée ?
L’histoire économique récente regorge de signaux similaires : avant 2008, l’excès de crédit immobilier américain ; avant 2000, la bulle Internet ; avant 1997, l’endettement asiatique. Aujourd’hui, la dette privée mondiale, combinée à une concentration du pouvoir économique dans les mains de quelques géants technologiques, crée tous les facteurs pour générer une configuration explosive. Pour le moment, les résultats exceptionnels de ces sociétés et les capex hors norme permettent à cet écosystème de poursuivre sa marche en avant. En cas de grippage de cette belle mécanique, quelle sera la répercussion ?
Un ralentissement économique, une hausse durable des taux ou un choc géopolitique majeur pourrait suffire à déclencher une vague de défauts en chaîne. Et contrairement aux crises précédentes, celle-ci ne partirait pas des banques ou des États — mais du secteur privé lui-même, dans toute sa complexité financière pour finir, en cas de scénario noir, par atteindre banques et Etats.
Conclusion : un équilibre fragile à surveiller
La dette privée, longtemps perçue comme un moteur neutre de la croissance, devient aujourd’hui une menace latente. Les décideurs économiques et les régulateurs devront trouver un équilibre entre le soutien à l’innovation – notamment dans le domaine de l’IA – et la prévention d’une spirale de surendettement. L’histoire récente montre qu’ignorer les signaux d’alerte d’une expansion excessive du crédit privé peut conduire à des crises douloureuses.

